Dans les faubourgs du tango…

Tel un opéra miniature, le tango est un genre musical qui traverse toutes les époques. Avec une modernité incroyable, il parcourt les siècles tout en gardant un temps d’avance. C’est pour cette raison qu’il est tant joué et écouté.
D’une durée inférieure à trois minutes, on y trouve un décor et une ambiance hyperréaliste dans lesquels des personnages, à la description cruelle, frisent souvent avec l’auto-lamentation, la passion et la tragédie. Intuitive, la musique des tangos est surtout liée à sa propre histoire, aussi banale qu’universelle.
Pour mieux le comprendre, il nous faut retourner aux origines dramatiques des vieux tangos, ces documents uniques de poésie crue, et aux décors qui les ont
vu naître.

Tout commence près des rives des grandes villes portuaires de Buenos Aires et Montevideo. Véritables carrefours de marchandises, plusieurs milliers de têtes de bétail y étaient conduites chaque jour, par des gauchos solitaires après des semaines de voyage à cheval. Ces grands abattoirs, dit mataderos, illustraient le choc et la confrontation d’une modernité naissante, propre à Buenos Aires, face au reste du pays. Véritables villes dans la ville, ces mataderos regorgeaient de la ruralité sauvage issue de la pampa. Noyés sous d’énormes quantités de viande, de boue et de sang, la seule loi qui y régnait était celle du facón, ce couteau ostentatoire que portaient les gauchos. Orné d’or et d’argent, ce couteau faisait ainsi office de coffre-fort inexpugnable et de juge de paix entre ces hommes rudes. En un seul geste, ils savaient enrouler leur poncho dans leur bras gauche pour en faire un bouclier et arborer du bras droit le long facón, prêts à tuer ou à mourir.

Le soir venu, milongas, cielos, escondidos, huellas, zambas et autres danses rompaient le silence des gauchos.
Toujours dans les mataderos, ces derniers y racontaient leurs pensées, leurs amours et leurs loyautés en chantant. Ils se défiaient aussi à la payada, cette sorte de joute en contrepoint entre deux gauchos à la guitare. Ce dangereux jeu musical de questions-réponses en décimas reflétait la métrique préférée de la poésie populaire.
N’acceptant qu’un seul vainqueur, le perdant pouvait avouer sa défaite dans une ultime strophe et ranger sa guitare. Autrement, le jury déclarait un vainqueur.
Mais c’est la milonga, prenant peu à peu des balancements de habanera, qui donna alors la touche finale au tango, qui put désormais faire son apparition.

Les premiers tangos virent le jour à la fin du XIXe siècle, non pas dans les mataderos mais un peu plus loin dans les faubourgs. Dans ces mauvais quartiers, où fleurissaient les maisons closes du Río de la Plata, des hommes esseulés rêvaient de faire fortune et de réaliser leur « rêve américain ». Pour la plupart immigrés, ils apprirent alors l’espagnol porteño et leurs argots respectifs se mélangèrent. C’est in fine toute cette mixité qui donna naissance à la langue du tango : le lunfardo,
doté d’une forte connotation de l’Italie du sud. Véritables tours de Babel, ces salons devinrent le refuge où les hommes attendaient interminablement l’illusion d’une compagne. Jamais l’expression de « salle d’attente » ne fut plus juste.

Pour contrer cette solitude, les patronnes de ces lieux offraient à leurs clients de la musique, jouée toute la nuit par des petits orchestres. Et pour les inciter à danser entre eux, on privilégia alors les milongas et les rythmes rapides. Ainsi apparut la première forme du tango, dite « de la vieille garde » (la guardia vieja), essentiellement instrumentale. Vers 1890 la formation originale était constituée de flûte, guitare et contrebasse. La fréquentation augmenta, les bénéfices s’accrurent et les salons se transformèrent en véritables commerces. Dès lors, les orchestres s’agrandirent, tout comme leurs besoins sonores.

C’est à ce moment que le violon vint enrichir ce tango « primeur ». Vers 1925, le violon corneta (violon à caisse métallique avec un pavillon en forme de trompette) fit son apparition dans les mains de l’inoubliable Julio de Caro. Il immortalisa l’instrument à travers ses enregistrements de Mala junta, El monito, Boedo, Berretín, chefs d’œuvre du nouveau tango. Il joue et enregistre avec de grands musiciens tels que Pedro Maffia, Armando Blasco, Pedro Laurenz, Manlio Francia ou encore avec son frère Francisco pour le morceau La rayuela. En ces temps d’après-guerre, débuta alors l’ère de la guardia nueva.
C’est également à cette période que l’Argentine découvrit, importé d’Allemagne, le bandonéon. Tirant son nom de son inventeur Heinrich Band, le fameux instrument devint alors l’emblème du tango moderne et fit son entrée sur scène accompagné du piano. A partir de ce moment commença, des deux cotés du Rio de la Plata, l’apogée des grands orchestres et des big-bands du tango appelés les orquestas típicas.
La típica Sondor de Donato Raciatti, Francisco Canaro, Juan D´Arienzo, Alfredo de Ángelis, et d’Alfredo Gobbi résonna de part et d’autre du pays, tout comme les très renommés Osmar Maderna, Osvaldo Pugliese, Carlos Di Sarli, Héctor Stamponi, Aníbal Troilo. A leurs côtés, on trouvait aussi Mariano Mores et Horacio Salgán, grands interprètes du tango au piano.

A cette époque le tango se déploya largement et les chanteurs prirent de plus en plus de place, avec des textes d’auteurs aujourd’hui entrés dans le panthéon tanguero. A titre d’exemple, on peut citer el Negro Casimiro, Rosendo Mendizábal, Enrique Saborido, Juan Maglio, Ángel Villoldo, Evaristo Carriego, Roberto Firpo, ou encore Agustín Bardi.
Mais le couple qui fit briller le tango sur la scène internationale fut celui du chanteur toulousain Charles Romuald Gardés, dit Carlos Gardel, et Alfredo Le Pera. Fils d’une mère française et d’un père inconnu, probablement un marin argentin, Charles Romuald Gardés arriva à Montevideo durant son enfance. Il déménagea ensuite à Buenos Aires où il changea son nom, son passeport et sa nationalité, pour devenir Carlos Gardel, le roi du tango.
Le lien entre la France et le tango n’est cependant pas nouveau. Il est bon de rappeler que le premier enregistrement de tango, dirigé par Eduardo Arolas en 1905, a été réalisé à Paris par la Garde Républicaine. Peu à peu Paris donnera au tango ses lettres de noblesse, et deviendra la deuxième capitale du tango.

Luis Rigou
Paris, 2019


Sources :
1. Le chemin de Buenos Aires, d’Albert Londres (1927). Réédité par Le serpent à plumes, ce texte décrit la traite de blanches entre la France et le Rio de la Plata.
2. L’Abattoir (El matadero). Ce court chef-d’œuvre d’Esteban Echeverría (1830) marque la naissance de la fiction argentine et l’introduction du romantisme dans le Río de la Plata. Dans un pays scindé entre ville et campagne et déchiré par l’interminable conflit entre unitaires et fédéraux, porteurs de deux projets opposés d’organisation de l’État, Echeverría dénonce le régime violent et despotique de Juan Manuel de Rosas, gouverneur de la province de Buenos Aires investi de pouvoirs dictatoriaux. Echeverría fait de l’abattoir le symbole de la polarisation politique argentine et la réplique miniature de la Fédération rosiste, théâtre de l’affrontement tragique entre civilisation et barbarie.
3. Quien fué Gabino Ezeiza, el payador , Revue El Federal (2012).